Texte & Photos : Yannick Valentin

Le quartier du Port du Rhin est bien connu des strasbourgeois. Grosses industries, poids-lourds, déchetterie… un tableau plutôt grisâtre au premier abord. Mais au milieu de cet univers morose, se niche un atelier bien connu des amateurs de voitures anciennes de la région : H.H. Services. Implantés depuis plus de quarante ans, Hubert Haberbusch et ses collègues travaillent la tôle des machines les plus désirables de l’histoire automobile, avec un savoir-faire rare. Delahaye, Bugatti, Ferrari, ou encore Pegaso sont passées sous leurs marteaux. On a poussé leur porte pour prendre quelques photos et parler de ce lieu incroyable.

Yannick – Bonsoir Hubert, bonsoir Romain. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a poussé à ouvrir cet atelier ?

Romain – L’atelier a été créé en 76 par Hubert, alors carrossier, de la volonté de ne pas travailler sur les voitures modernes de l’époque. Globalement, on travaille sur des véhicules fabriqués entre 1920 et 1965.

Yannick – Les voitures de 76 étaient déjà trop récentes ?

Hubert – Non, au début je faisais les deux, pour croûter. A l’époque les voitures anciennes, ce n’était pas une activité comme maintenant : il n’y avait que des amateurs, qui réparaient eux-mêmes leurs autos. Les professionnels n’existaient pas vraiment, c’était des casseurs qui achetaient des vieilles bagnoles, les bricolaient et les revendaient. Mais les véhicules qui m’intéressaient c’était ceux d’avant-guerre, d’après-guerre, ou des années 60, qui étaient déjà des véhicules “anciens”, datés de 10 ou 15 ans à cette époque.

Y – Et quelle était la plus-value de ces véhicules à ce moment là, qu’est ce qui vous a poussé à travailler exclusivement sur ces générations ?

H – C’est surtout le travail, l’évolution du métier. Des véhicules sont arrivés avec beaucoup de plastique, de tôles qu’on ne pouvait plus changer, et le métier s’est transformé progressivement en un métier de remplacement. On n’avait plus le métier de taper la tôle, de souder, de former des pièces soi-même. Il n’y avait plus de réalisation, et il fallait rester bloqué sur les voitures où il restait ce travail à faire. C’est plus par amour du métier premier. Aujourd’hui les carrossiers ne sont plus des artisans, on démonte, on met une nouvelle pièce et “hoplà”. Ça a longuement évolué, et ce n’était pas concevable de suivre ça.

R – et puis aujourd’hui le métier n’est plus le même : changer une aile, tant d’heures, sortir une bosse, tant d’heures etc… Le métier a progressivement évolué vers ça, et ce choix nous permet aussi de sortir de ce moule.

Y – Donc philosophiquement, vous ne vendez pas des heures, mais plutôt un objet façonné ?

H – On vend les heures bien sûr, mais philosophiquement plus le service, la prestation globale, et de plus en plus avec la labellisation Maître de d’Art. On vend le travail, mais on vend en même temps l’atelier, le fait que le client vienne…

R – C’est une atmosphère, un tout.

H – Voilà, et c’est pour ça qu’il n’y a pas vraiment de concurrence. Ma réflexion c’est que pour les artisans et les petits ateliers, on a pas une concurrence de prix. Tu vends l’ensemble, l’atmosphère, le service, le travail. Et le client comprend, c’est des clients qu’on trouve sympa. Tu vois, si maintenant tu avais une voiture à restaurer, tu es sympa, on te prendrait comme client, si tu as un compte en banque suffisant (rires). Mais si tu es antipathique, plus amoureux de l’argent et de la spéculation que des voitures… si ça on le sent, on ne te prend pas.

R – Oui il faut une sensibilité pour le métier qu’on exerce, pour ce travail manuel, et qu’il ne soit pas juste là pour qu’on lui fasse sa voiture, et puis “basta”. C’est pas dans notre philosophie. Les clients viennent, on est bien avec eux, on mange ensemble, etc… il y a un vrai échange. Certains passent dans le coin et reviennent juste pour dire bonjour, ça fait partie du truc.

Y – C’est très humain finalement.

R – Oui, et ça rend la relation bien plus agréable !

H – Et aussi, c’est une façon de valoriser notre métier. Tu vois par exemple, toi tu viens nous voir, mais aussi des reporters, des amis… beaucoup de gens passent ici, ça en fait un lieu d’échange. Il y a les portes ouvertes etc. On crée notre monde, les gens viennent nous voir, on partage et on est content. Si on travaillait juste pour la performance, on perdrait ce côté humain, et c’est pas ce qu’on recherche.

Y – Et la labellisation Maître d’art, qu’est ce que ça signifie pour vous ?

H – Si on se prend pour des artistes ? (rires) Enfin les mots… C’est surtout une question de reconnaissance, tu vois dans le domaine de l’automobile, le fait qu’on soit “artisan d’art” c’est déjà bien. Par exemple, en temps que garagiste, quand tu discutes avec les gens, machin te demande : “Tu fais quoi ? – Je suis carrossier, garagiste – Ah tu répares des bagnoles…”, voilà, et personne ne te cause. Par contre, “je restaure des vieilles voitures – Ah bon ?! Des voitures de collection ? Oh purée super…”, les gens réagissent, s’intéressent, et tu échanges. Pareil avec les corps consulaires, les politiques, ça intéresse les gens ! Par exemple, l’architecte du MUCEM à Marseille, Rudy Ricciotti, était en visite à Strasbourg avec le président de l’Eurométropole. Ils sont venus nous voir, on a visité l’atelier, fait des photos ensemble, discuté. Alors que si tu es simple garagiste, les gens s’en fichent, ils ne viennent pas.

« la tôlerie, c’est l’âme du métier »

« la tôlerie, c’est l’âme du métier »

Y – Dans le métier, êtes-vous les seuls à bénéficier de ce label ?

R – Peut-être, je ne sais pas trop… En tout cas, Hubert est le premier Maître d’art de l’automobile, et on est les premiers à avoir été labellisés “Entreprise du patrimoine vivant” dans le métier. Aujourd’hui, on est une vingtaine à en bénéficier. Mais pour la labellisation “métier d’art”, c’est particulier. Il faut avoir une vraie volonté d’intégrer le répertoire, et la plupart des gens ne le font pas.

H – C’est aussi une certaine vision, on ne parle pas d’argent ou de business, mais de métier. On n’est pas idiots, on sait que pour faire de l’argent on pourrait acheter une voiture en discutant le prix, la revendre le double… Mais on devient négociant, et ça on le laisse aux négociants. Ce n’est pas dans notre nature, et donc on a choisi une voie différente de l’évolution “traditionnelle”. Si on a réussi à avoir ce titre de Maître d’art, c’est aussi parce qu’on défend cette identité. On est également membres des Ateliers d’Art de France, une sorte de syndicat professionnel, dont la charte est : « chaque pièce est conçue et fabriquée intégralement en France dans l’atelier d’art du créateur ». On ne vend que ce que nos mains fabriquent.

R – Oui, on doit être 100% créateur de ce qu’on vend.

H – On ne vend que le produit de ce qui est fait dans l’atelier, pas de sous-traitance etc. Bien sûr de temps en temps on achète des pièces, mais dans le principe, 80% de ce qu’on produit est fabriqué ici.

Y – Du coup sur vos projets, vous refaites toutes les pièces, même si elles existent ?

R – Il y a toutes les pièces d’usage, les consommables, les joints, des choses comme ça… Ça on a pas vraiment le choix, on les achète. Mais sinon la tôlerie, c’est l’âme du métier. On est capable de reproduire, donc on reproduit les pièces plutôt que d’acheter du tout fait.

Y – Et par exemple la 4CV au fond de l’atelier. C’est une voiture populaire pour laquelle j’imagine qu’il existe une grande offre en pièces de tôlerie, tout est fait “maison” ?

R – Exactement. Elle a été intégralement restaurée, et les choses qui ont été achetées dessus c’est les joints, les bouts de chrome, l’accastillage. Toute la tôlerie a été faite ici.

Y – En parlant de tôlerie, on se demandait : quelles sont les carrosseries que vous préférez travailler ?

H – C’est plutôt la nouveauté qui nous intéresse. Tu vois, on a fait une 4CV, on ne va pas en faire 10. Et c’est souvent lié à la dimension humaine, à la relation avec le client. Par exemple, si le client est sympa, irrationnel ou extravagant, qu’il veut un projet un peu marrant, alors on plonge. On se dit “hop, ça on veut faire !”, on cherche pas à dire “ah non, on avait une affaire plus rentable là”, même si il faut quand même qu’on arrive à faire tourner la boutique… Mais il faut qu’il y est ce côté là, ce côté humain, et du coup les rapports sont complétement différents des rapports commerciaux habituels. C’est la force de l’artisan.

R – En gros si c’est un con, sa voiture est nulle à faire… (rires)

Y – Et pour en revenir à la forme et à l’aspect artistique : beaucoup de vos travaux concernent des véhicules datant d’une époque forte des arts modernes. Intégrez-vous cet aspect dans votre travail ?

H – Pas forcément, mais on essaye de développer ça, et d’avoir un intérêt pour les styles etc… Par exemple quand on a un véhicule art déco, on essaye d’en tirer des apprentissages. Notamment pour les jeunes, les apprentis. On ne veut pas que ce soit des boeufs qui s’arrêtent à “la bagnole”. C’est important qu’ils s’intéressent à son histoire.

Y – Justement ces apprentis, d’où viennent-ils ? De quelles formations ?

R – Ils viennent de partout, beaucoup par le biais des Compagnons du Devoir. A chaque cycle on prend un apprenti, et dès qu’il a fini son cursus de compagnon chez nous (3 ans ndlr) on en prend un autre. Après ça ils partent, et font des années d’apprentissage dans d’autres entreprises à travers la France. On a aussi des jeunes de CFA, notamment du CFA Emile Mathis à Strasbourg.

Y – Et après leur cursus, ils partent ? Il y en a qui restent chez vous ?

R – Certains restent, mais c’est souvent des gens qui ont déjà une expérience. Si c’est un jeune qui est en apprentissage, et qu’à la fin de son apprentissage on l’embauche, c’est un peu une facilité pour lui, donc on évite. Ça ne l’aide pas forcément.

H – Et c’est aussi un moyen de voir du monde. Le fait que les gens changent, c’est à chaque fois une nouvelle aventure. Il y a un temps d’adaptation, puis après ça prend, on voit que le métier plait. Et les jeunes veulent venir, il y en a qui appellent déjà pour l’année prochaine !

Y – Tout autre sujet : le design. Vous avez récemment conçu la carrosserie d’un scooter. Quel a été le processus derrière cette réalisation ?

R – Oui le scooter, c’est une pièce qui a entièrement été créée ici, que ce soit la tôlerie ou le dessin. C’est une concertation de tout le monde. Au fur et à mesure de l’évolution de la carrosserie, on adaptait, on voyait ce qu’il fallait modifier, ça c’est fait comme ça. On avait une petite idée de base, mais Il n’y a pas eu de dessin. Tout s’est fait sur le tas, entièrement à l’arrache (rires).

Y – Et est-ce qu’on peut imaginer voir ce type de réalisation sur une voiture ?

R – C’est plutôt compliqué… il faudrait des financements. Là c’était assez exceptionnel, on a fait ça comme ça. On ne peut pas vraiment se permettre d’investir dans un projet pareil, et on a déjà tellement de boulot avec les voitures de nos clients… Ou alors il faudrait que quelqu’un arrive, et souhaite développer quelque chose ! Mais indépendamment, c’est difficile malheureusement.

« C’est là que ça rejoint les métiers d’art, on est vraiment sur l’esthétique »

« C’est là que ça rejoint les métiers d’art, on est vraiment sur l’esthétique »

Y – J’ai vu que vous aviez fait un travail se rapprochant, en redessinant les ailes d’une petite italienne, une…

R – La Diatto ? Oui, toute la carrosserie a été redessinée en fait ! C’est un modèle de 1925 je crois… ou 25… ou 26, dans ces eaux là. Tout le dessin a été réalisé ici, en collaboration avec le client. Il avait une idée de ce qu’il voulait, et on a travaillé avec lui pour voir ce qui était possible, comment il voulait le faire etc. On est parti de zéro sur ce projet !

Y – Ça fait écho au travail de reconstruction que vous avez fait sur une autre auto, à partir d’un châssis et de seulement quelques photos.

R – Oui, une Bugatti ! C’est celle qui est posée sur un châssis, au fond de l’atelier, devant la cabine de peinture. Celle-là a été reconstruite à partir de 6 photos. Des photos d’époque, où on la voit sous différents angles. Et à partir de ces photos, on a créé les volumes, à base d’échelles mesurées sur les dessins. Puis la construction de l’ossature en bois, et pour finir la tôle… un gros boulot.

Y – Et vous utilisez des outils informatiques pour vous aider ?

R – Pas du tout, à part notre calculatrice (rires). Non, c’est des échelles, des mesures, des croquis. C’est là qu’on retrouve ce qu’on disait avant concernant les métiers d’art : l’artisan c’est celui qui travaille avec ses mains, mais là, c’est de la création. On est sans arrêt à vérifier si ça “fitte”, si c’est esthétique, si c’est beau. C’est là que ça rejoint les métiers d’art, on est vraiment sur l’esthétique. Même si on avait des cotations, il faut que visuellement ce soit beau, et on est pas au millimètre près. Déjà à l’époque c’était ça, les voitures étaient symétriques, mais concrètement, elles avaient des défauts à gauche à droite, des centimètres en plus, en moins, il n’y en avait pas deux pareilles.

H – Et c’est ça qui fait leur charme !

Y – On est bien d’accord ! Et aujourd’hui, vous utilisez toujours les mêmes techniques, les mêmes outils qu’à l’époque ?

R – Oui oui, l’emboutissage au maillet, les tas etc. Par exemple, tu vois la machine verte devant la Jaguar ? C’est une roue anglaise, un outil qui permet de former la tôle en l’étirant. C’est utilisé depuis des décennies, et on s’en sert encore aujourd’hui…

Y – Une dernière question pour finir. Les automobiles mises à part, Il y a quelque chose qui frappe en arrivant chez vous : c’est la bonne humeur qui règne, et un esprit d’équipe évident. D’où vient-il ?

R – C’est un peu familial oui ! On mange ensemble, en été on se pose dehors… Le soir on reste, on traîne, on ne pointe pas à 18h… C’est assez naturel.

H – L’état d’esprit ? On essaie de fonctionner de façon ouverte. Tu vois le bureau est ouvert, tout le monde y va, même l’apprenti peut y rentrer. On essaie de gommer la hiérarchie. Tout est “open”, on discute tous avec les clients… à midi on sort la table et on déjeune devant le feu, on cuisine. Quand il y a des soucis on en discute tous ensemble, on boit un coup… C’est naturel, et finalement, on a plus l’impression d’être dans un atelier d’artistes que dans un garage.