Texte : Armand Rosalie Photos : Yannick Valentin

Une âme peut-elle être faite d’acier ? Je ne parle pas d’un mauvais scénario de cinéma ou de toutes autres âneries du grand écran avec des robots venus de l’espace. J’évoque plutôt un 8e art, le genre de chose où une machine peut être habitée par un je ne sais quoi qui la personnifie. Pour expliquer mon ressentiment, deux solutions sont possibles : soit je suis fou, ou alors nous sommes devant un acte de sorcellerie. Je préfère penser à la seconde solution, ça m’évite de voir un psychologue … Dans ce cas, béni le mec qui a joué un tour à Raymonde. C’est le prénom de ma Mobylette. Parce que ça fait 10 ans que nous roulons ensemble, et ça fait autant de temps que j’ai 14 ans. Cette machine est une sorte de pierre philosophale, elle permet de transformer les problèmes d’une vie d’adulte [trop rapidement arrivée] en pur plaisir. Heureusement, je ne suis pas seul dans ce doux délire, et je peux compter sur mes amis Aiglons de la Route pour partager des bons moments.

Trêve de nostalgie, je crie famine. J’enfile mes Vans, mon casque bleu pailleté, j’actionne le décompresseur, un coup de pédale vers le bas et le petit monocylindre deux-temps trafiqué beugle dans la rue. Désolé les voisins, la (mal)bouffe m’appelle ! Je remonte avenues et boulevards comme si j’étais poursuivi par mon ventre affamé. Je mangerai avant qu’il m’avale dans l’affreux vortex provoqué par les contractions de mon estomac. L’agilité de ma machine me permet de me faufiler entre les voitures, c’est génial.

D’ailleurs, je double un type sur une trottinette électrique, et je ne peux m’empêcher de penser que le futur c’était avant, il y a quarante ou cinquante ans. Sa machine est silencieuse et propre, cool, mais qu’en est-il du style ? Certes, contrairement à l’homme moderne, je sens toujours un peu le mélange d’huile et d’essence qui abreuve ma bête de course, mais je pense que seuls les moldus le remarquent. La pédale frotte sur le dernier virage, et j’aperçois les brêles de mes potes devant le restaurant : à table.

 

Pendant le repas, avec mes amis strasbourgeois, on repense  au dernier road-trip. N’ayant pas suivi les mêmes chemins, les Aiglons de la Route sont éparpillés dans toute la France. Nous n’avons pas le plaisir régulier de nous retrouver pour rouler tous ensemble dans la même ville. Pour pallier ce manque, chaque année depuis que nous avons quitté le lycée, nos Mobylettes se joignent à nous pour avaler le bitume. En juillet, les « Mou du Guidon » sont l’occasion de se retrouver pendant quelques jours. C’est presque devenu une tradition, une sorte de thérapie de groupe où l’itinéraire emprunté nous emmène vers la sérénité.

On part conduire nos montures pendant quelques jours, on dort dans des toiles de tentes et nous nous nourrissons de barbecue. C’est simple, magique et reposant pour l’esprit. On rigole bien, il y a toujours une vanne qui fuse sur celui qui tombe en panne, ou qui doit pédaler dans les côtes. Parfois on s’arrête se baigner dans un lac parce que le soleil a brûlé nos peaux, on fait la course dans une descente et les freins ne sont plus qu’un concept.

« Parfois on s’arrête se baigner dans un lac parce que le soleil a brûlé nos peaux, on fait la course dans une descente et les freins ne sont plus qu’un concept. »

Il y en a même qui ont acheté une bécane uniquement pour les quelques jours de balade, d’autres suivent dans la voiture qui contient les outils, le pique-nique, le pain et la boisson. Certaines bécanes sont utilisées régulièrement et éprouvées, pour d’autres c’est la sortie de l’année : pannes assurées. On s’arrête, le fautif répare sa pétoire et les autres en profitent pour faire l’apéro. Sur des deux-roues qui circulent à 60 km/h de moyenne, nous avons le temps de discuter, d’apprécier les paysages et de faire des rencontres dans les villages traversés.

Quand le relief nous joue des tours, nos machines manifestent leur mécontentement par une baisse d’allure significative, mais nous ne sommes jamais pressés : on sait quand on part, jamais quand on rentre. Je finis mes frites avec des étoiles dans les yeux, et avant de boire une gorgée de Dr Pepper, je conclus notre conversation : « rien que pour ces moments partagés, je ne pourrai jamais me séparer de ma Mobylette ».

Quand la vie devient trop compliquée, j’espère que vous avez tous dans votre garage un véhicule qui vous permet d’évacuer le stress, de retrouver le petit garçon qui jouait aux petites voitures sur le tapis du salon sans se soucier du reste. Ces véhicules sont comme des Horcrux : des parties de nos âmes sont enfermées dans la tôle. Quand ça va mal, quand la vie devient trop sérieuse, quand on pense à acheter une voiture trop pratique qui consomme moins, quand on reste trop longtemps devant la télévision, il suffit de faire un tour et de se souvenir que la simplicité est la recette du bonheur. Préservons nos premiers véhicules, car c’est simplement cool. Pour les Aiglons de la Route ce sont des Mobylettes, et vous, quel est votre retourneur de temps ?