
La machine idéale
C’est l’aube, dans l’Aube. Il est 5h30, le réveil de Yannick est bien trop doux : on aurait dû mettre du hard-rock pour sauter du lit. Plus tard dans la journée, Gouz’ nous confiera qu’il tendait l’oreille pour ne pas sortir du duvet si aucun bruit ne se manifestait. Il était trop tôt, mais nous voulions vraiment profiter des belles lumières matinales pour essayer de faire quelques chouettes prises de vue. C’est donc sans aucuns superlatifs, après un excellent café, que nous empruntons les superbes routes du département.
Engoncés dans l’Estafette, nous assistons à une scène de rodéo entre l’homme et la machine. Agrippé derrière le grand cerceau qui fait office de volant, Brice ne cesse de s’agiter pour que la fourgonnette tienne le cap à vive allure. Il ne faudrait pas louper le soleil, qui montre plus de talent que nous à lever ses draps. Comme une boule de feu délivrée par l’horizon, le soleil s’en va culminer derrière les quelques nuages qui auraient pu nous décourager.
Louis, assis dans le fond de la cabine manifeste l’envie de faire un plan au drone. On s’arrête sur la route, nous sommes seuls sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Du moins, entre copains perdus au milieu des champs, c’est l’impression que l’on a. Le blé qui nous entoure devient de plus en plus doré, le drone prend de l’altitude et Brice s’en va faire un premier passage. Ce week-end à célébrer la fin de la restauration de la belle bleue s’annonce bien !
« On s’arrête sur la route, nous sommes seuls sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Du moins, entre copains c’est l’impression que l’on a. »
Plus tard dans la journée, caché derrière la visée de mon appareil photo, un souvenir me donne l’impression de voir un mirage. L’Estafette bleue devient blanche, et l’hystérie de notre premier road trip se fait sentir par un bref frisson me parcourant l’échine. Ça fait déjà six ans. Nous étions alors sur les routes du Morvan, avec toute la troupe des Aiglons de la Route. L’ensemble du groupe étant en mobylette, Brice a joué l’assistance à bord de sa dernière trouvaille.
« Brice s’est rapidement pris d’affection pour la vieille Renault, d’une autre couleur en ce temps, et rêvant d’aventures, de mécanique et de liberté il s’était mis en tête de la restaurer… »
Et puisque les meilleures histoires de bagnoles ne commencent jamais par un achat classique, c’est notre ami Kenny qui lui a offert cette Renault quelques semaines auparavant. Chargée de pièces détachées et de victuailles, nous avions arrimé nos affaires avec précautions, les trous dans le plancher auraient pu donner à l’Estafette l’envie de jouer au petit Poucet. La glacière était bien loin de la cabine mal isolée abritant le moteur, pour éviter une cuisson prématurée de la viande et des bières prévues pour les pauses courantes. Mais, ne pensez pas que cet engin à bout de souffle fut un cadeau empoisonné. Brice s’est rapidement pris d’affection pour la vieille Renault, d’une autre couleur en ce temps, et rêvant d’aventures, de mécanique et de liberté il s’était mis en tête de la restaurer…
Face à ce genre de projet, il peut arriver de douter de quelqu’un, mais aucun de notre groupe de copains n’a remis en question la réussite de cette remise à neuf. Dans les référentiels courants, le mètre est l’unité de mesure la plus répandue. Vous pouvez ajouter le Brice pour quantifier la qualité d’un projet. Il nous avait déjà tous mis en alerte à l’époque du lycée. Quand la plupart d’entre nous bricolions encore nos cyclomoteurs, Brice s’était fendu d’une restauration complète de sa 125 XLS, avec des améliorations dans le détail la rendant encore plus désirable.
Alors en nous présentant les premiers croquis, la teinte, le choix des roues et des matériaux voulus, nous savions que cette Estafette serait unique, et surtout à son goût. Le véhicule devrait pouvoir le transporter à une allure moderne, dans un confort plus évolué, avec ses copains.
« Plutôt qu’un couteau suisse dans la poche, Brice préférera toujours le contact des clefs de celui à quatre roues qu’il a fabriqué. »
Pour cela, le moteur a été remplacé par un groupe motopropulseur plus puissant, la cabine isolée avec du liège et les panneaux de tôle capitonnés ! Une banquette amovible et des fixations pour un hamac ont été installées pour pouvoir partir quelques jours, mais aussi pour transporter son vélo à l’occasion ou les meubles qu’il fabrique à partir de mobilier industriel. Plutôt qu’un couteau suisse dans la poche, Brice préférera toujours le contact des clefs de celui à quatre roues qu’il a fabriqué.
Le soleil se couche, et c’est vraiment moins amusant d’écrire “c’est le crépuscule, dans l’Aube”. Nous voilà à court de mémoire et de batterie, Brice gare l’Estafette dans sa grange. Avant de descendre, nous touchons le bout de bois collé au tableau de bord par un des premiers propriétaires, en espérant que nous partirons bientôt en voyage à bord de l’Estafette. Au-delà des modes, à contre-courant des désirs conventionnels d’un jeune homme, Brice a su réaliser la machine idéale pour le satisfaire à tout moment de sa vie. Selon ses mots, il vous dira sûrement “qu’il en a chié”, mais après tout, le plaisir de rouler avec une ancienne n’est-il pas celui de faire de ses mains la machine rêvée ?